Instant

Posted on January 8, 2019 by Joachim Desroches

C’est un instant. L’homme est assis de trois-quarts, tourné vers sa fenêtre ouverte, laissant entrer le froid mordant du vent hivernal. Dehors, peu à peu, celui-ci agite de plus en plus impétueusement les herbes couchées et les branches nues des arbres aperçus dans la lumière blafarde des lampadaires; dans ses caprices il apporte parfois quelques notes d’une mélodie jouée au loin, jazz joyeux et insaisissable auquel les gouttes de pluie qui tombent de plus en plus drues font un contrepoint. Tout d’un coup, le regard assurément perdu dans ses pensées de la silhouette est illuminé tandis que son propriétaire est brutalement saisi, vidé, ramené dans l’instant présent par une déchirure instantanée et éternelle de l’horizon, premier éclair grandiose de cet orage hivernal qui semble vouloir crier la joie féroce, cruelle et innocente d’exister de la nature. Prompts à obéir à l’ordre tonné avec humeur par les cieux, les vents et la pluie se déchainent soudainement, spectacle fascinant d’un jeu d’une rare violence qui fragmente et rends vivante la lumière auparavant morne et artificielle de l’éclairage public. Rafales et rideaux d’eau jouent à cache cache, tandis qu’un langage sacré et ancien, au sens depuis longtemps oubliés, est gravé dans les nuages en longs filaments de lumière violette, est scandé grondant et roulant dans la nuit, clouant l’homme dans le réel, dans un jaillissement premier de vie et d’intensité. Et jouant toujours avec les zéphyrs, présence virevoltante et promesse de chaleur, les notes de saxophone arrivent parfois claires et joyeuses, parfois lointaines, toujours lançant des échos de complaisante mélancolie pour colorer de bleus et de verts les noirs et blancs brutaux du moment présent exigé par l’orage.

Aussi vite, aussi soudain, aussi sauvagement qu’il était apparu, l’orage passe. D’un dernier râle coléreux, d’une dernière lettre éblouissante, celui-ci rappelle ses enfants, les envoie s’ébattre ailleurs; les arbres cessent de grincer, l’herbe de valser, et peu à peu les bruits du monde reviennent alors que tels des lunes pleines sur autant d’étangs, les lampadaires se réfléchissent sur le sol trempé. Et si la chanson ne parviens plus jusqu’à la fenêtre de l’homme qui à fini par se tourner complètement vers celle-ci, il ne semble s’en être aperçu: il n’a su s’échapper de l’instant, et ses yeux sont à nouveau au loin, dans des contrées par nul autre foulées… Là où l’instant s’en est allé.