Une semaine en refuge

Posted on September 1, 2020 by Joachim Desroches

Pierredar

Cher lecteur, ave. Ce qui suit est la transcription des notes que j’ai prises pendant la dernière semaine d’août deux mille vingt au refuge de Pierredar, cabane de pierre et de bois située à 2300m d’altitude dans le massif des Diablerets et que j’ai eu la chance de pouvoir garder, accompagné de deux autres gardiens nommés Timothée et Leslie. Le lectorat visé est avant tout mes proches et connaissances, aussi certaines personnes supposées connues ne sont pas particulièrement présentées; en particulier Timothée et Tobias, avec qui je partage une amitié de longue date.

Premier Jour

Au commencement était le train. Tôt le matin avec ça! Une fois à Vevey, je fais enfin la connaissance de Leslie, avec qui j’échange par écrit depuis quelques temps déjà sans avoir pu le rencontrer. À ma grande surprise, autour du café que nous buvons au village des Diablerets avant de monter, j’apprends qu’il a soixante-treize ans! Il est tout vaillant, et ne fait pas du tout son âge: il pose tranquillement ses treize kilogrammes de sac sur les épaules, et roulez jeunesse, nous voilà partis pour le refuge. Le temps de randonnée annoncé est de trois heures quarante, mais Leslie affirme n’avoir jamais mis autant de temps. Notre aîné marche nettement plus lentement que Timothée et moi-même, mais avec consistance et bonne humeur, ce qui rends aisé de s’adapter à son rythme. Connaissant le trajet, il nous indique où et quoi regarder, l’évolution des chemins, des forêts… Le trajet est beau et peu technique, mais raide: les mille cent mètres de dénivelé à avaler en quatre kilomètres se font sentir.

Au bout de trois heures cependant, malgré la vaillance dont il a fait preuve jusque là, à encore 400m de dénivelé du refuge en bas du dernier raidillon qui monte d’un coup, Leslie commence à peiner: le soleil de la mi-journée qui nous cogne dessus à grands coups de chaleur et le poids hélas mal réparti de son sac semblent avoir eu raison de sa résistance. Sentant que le reste du trajet lui sera vraiment très pénible, je pousse un coup de mollet et laisse mes deux camarades derrière moi, dans le but de pouvoir poser mon sac au refuge et redescendre lui prendre le sien pour la fin de notre trajet. L’effort cependant me coûte plus que prévu: parti à fond de train avec les seize kilogrammes que je porte, mon souffle me rappelle rapidement que la pente par elle-même représente déjà un effort conséquent et que chargé comme une mule, je ne peux pas me permettre de trop de folies. L’opération sera toutefois un succès: une fois en haut, je pose mon sac, plonge la tête dans l’abreuvoir d’eau glacée qui glougloute doucement devant le refuge et redescends les rejoindre pour la fin de la montée.

Timothée est selon son naturel habituel en montagne: d’excellente humeur et bon compagnon. La longue habitude que nous avons d’interagir, dans nos loisirs comme dans nos travaux, nous épargne les paroles inutiles et les choses se font de façon fluide. Leslie se révèle très chaleureux, prolixe et curieux. Il a eu une vie très intéressante, dont il parle avec humour et bon cœur. Sportif, il fait du pilates, du yoga et de la musculation « d’entretien » dans le quotidien, et beaucoup de montagne, qu’il n’a découvertes qu’à cinquante ans, ainsi que de la navigation un peu partout dans le monde, en plus de chanter dans différents chœurs. Quel exemple!

Le lieu est magnifique: la première pensée qui me traverse (n.d.l.r. en référence au jeu de rôle « Loup Garou: l’apocalypse ») est: « Vous qui pénétrez en ce lieu, sachez que Gaïa le tiens pour sacré. Honorez le, et réjouissez vous! ». Marquée par un cairn, une trouée dans un mur de roche nous ouvre le passage sur un magnifique plateau chargé de grosses pierres abandonnées là pêle-mêle par quelque enfant géant des montagnes. Sur un rebord, creusé en partie dans la roche, trône le refuge. D’un côté emmuré d’immenses parois rocheuses, et de l’autre s’ouvrant sur le grand vide de la vallée et des autres massifs, celui-ci est idéalement situé et nous en prenons plein les yeux.

Une nouvelle rencontre m’attends en haut: il s’agit de Françoise et Fabienne, les deux femmes qui tenaient le refuge pendant la semaine précédant notre garde. Toutes deux aussi de “vrais” adultes, je leur donne entre cinquante et soixante ans. Chacune est intéressante à sa manière et pleine de caractère. L’une a une longue expérience sociale: infirmière de formation, elle a formé des apprentis aux soins à domicile et a été assistante sociale. Elle est très engagée politiquement, reconnaît Ivan Illitch que lis Timothée et propose sur de nombreux sujets un exercice de débat fort intéressant. Sa compagne est beaucoup plus discrète, extrêmement serviable, et se révèle d’une grande gentillesse tout le long de notre temps partagé. Le contact est bon, et la passation de la garde du refuge se fait dans la bonne humeur et les petits conseils. Elles nous préparent un bon repas pour le soir, pour lequel une famille de leurs amis est attendue, pour la soupe et puis la nuitée. Deux parents et deux enfants arrivent effectivement, après un long périple à travers ces montagnes dont déjà je suis amoureux. Tous deux infirmiers, lui est quarantenaire et en pédiatrie; elle a dix ans de moins et œuvre dans les soins à domicile. Je découvre avec plaisir qu’elle se trouve être Rennaise: nous parlons assez longuement de Rennes que je connais un peu grâce à ma fiancée, et que mon interlocutrice connaît comme sa poche; de l’embourgeoisement, des choses à faire, à voir. De dix et sept ans respectivement, un petit garçon et une petite fille apportent un peu de fraîcheur et de curiosité innocente à notre groupe. Ils sont joyeux, ouverts, veulent tout comprendre: le contact entre eux et moi passe très bien, et vite le chef de louveteaux en moi reprends le dessus. Je narre une ou deux histoires, explique ce que je sais des étoiles que l’on voit superbement, comment et pourquoi ceci et cela autour de nous, dans la nature et à la montagne. Les parents sont bien aise d’être temporairement libérés de leurs obligations! Je provoque toutefois involontairement une situation qui me laissera le goût d’un gros impair: alors que nous autres adultes (ha! N’est-ce pas qu’elle est bonne) avons réglé leur compte à quelques bouteilles de vin avec le repas, Madame, les enfants et moi parlons d’alcool, car le garçon se plaignait de n’y avoir droit: j’explique à leur aîné, la cadette s’étant vite désintéressée, que enfants et adultes n’ont pas la même chose dans le sang et que l’alcool est un poison pour les enfants. Puis nous parlons un peu des effets de l’alcool, et le petit bout de chou se penche vers sa maman et lui murmure, l’air très gêné, quelque chose dans lequel je reconnais mon nom. Sueur froides: est-il en train de lui demander si je suis rond ? Il me semble en être encore très loin, mais si c’était le cas, je ne me pardonnerais pas de donner un tel exemple à des enfants. Pourtant, sa mère éclate de rire, et, toujours hilare, apostrophe son mari. Et de lui expliquer en se moquant gentiment de son cher et tendre que leur fils viens de lui murmurer que « j’ai l’impression que Joachim est plus intelligent que Papa ». Oups, flûte, zut… Tu parles d’une façon d’engager des relations cordiales! Toutefois, celui-ci ne semble pas m’en tenir rigueur, et il nous faut à présent ôter le jeune homme de ses doutes quant aux capacités de son père. Je suis tellement gêné que j’en deviens maladroit, et finis par lâcher l’affaire et donner du champ aux bambins.

La soirée touche à sa fin: le dessert est pris et la dernière bouteille de rouge finie, le calva monté à dos de moi savouré. Nous sortons une dernière fois regarder les étoiles, et, chanceux, apercevons une étoile filante retardataire, illuminant pendant quelques instants notre ciel avant de rejoindre cet autre monde où se réfugient rêves et magie.

Deuxième Jour

La nuit ne fut pas très bonne. Il fait trop chaud pour l’équipement de froid, et trop froid pour ne garder que le sac à viande. Une solution va devoir être trouvée! Heureusement, du pain encore chaud du four, une bonne tasse de café noir, du beurre et du bon fromage forment tous ensemble un solide petit-déjeuner qui redonne du cœur au ventre. Le temps est mauvais: on ne voit pas à dix mètres de la cabane à cause du brouillard, et une légère bruine viens me faire tout froid sur la nuque, encore chaude du coup de soleil de la veille. Nos invités décident de redescendre avec les enfants avant la grosse reuillée prévue pour le milieu de la matinée; les gardiennes sortantes restent encore un peu et descendront une fois celle-ci passée. Alors, nous nous activons aux fourneaux: je commence à préparer ce qui sera, je le découvrirai ensuite, la meilleure soupe de mon existence, Timothée fait du pain et de la tarte aux pommes, et Leslie m’aide à pelucher les patates. Une fois la cuisson lancée, je me débarbouille dans l’eau de fonte pas vraiment chaude de la salle d’eau, et m’étire longuement aux côtés du poêle à bois qui chauffe le refuge, le four et une grosse plaque qui porte toute contente la bouilloire et une généreuse bonne dame de soupe. In fine, le grain passera plus bas, et nous n’aurons à souffrir du brouillard uniquement: c’est peu cher payé pour avoir la chance d’observer le rendu fantomatique du plateau entrevu par bribes brouillés.

C’est totalement inattendues que deux figures émergent du brouillard peu avant midi: des clients, par ce temps ? Eh non! C’est le capitaine Stephan et son frère Yannick qui ont bravé pluie, brouillard et froid pour venir me voir par le sentier du Drudy. Je suis très heureux et touché de les voir, et nous nous empressons de les faire rentrer au sec. Deux tasses de thé et bien au chaud plus tard, le rouge reviens aux joues et la discussion s’anime un peu plus. Nous mangeons tous ensemble de la soupe - obligé - accompagnée de pain, de fromage, d’œufs brouillés et de tranches de lard. On mange bon chaud et lourd à la montagne, puis le corps brûle tout pour ne pas avoir froid! D’humeur moins sociale, Timothée décide de s’en aller faire un tour découvrir le départ de la via ferrata qui court derrière le refuge et qu’il souhaite emprunter. Laissés tous les quatre, nous apprenons que Leslie a été pompier volontaire pendant douze ans, et comme de toujours, la discussion glisse de nos randonnées à nos interventions, le tout dans une belle et franche camaraderie. Une belle tasse de café et puis ces messieurs s’en retournent à la vallée, tandis que pour nous, le programme est plonge, sieste et rédaction.

Tobias et deux amies qu’il a communes avec Timothée sont attendus pour le milieu de l’après-midi: celui-ci ayant vraiment la bougeotte, il décide de descendre les rejoindre pour la montée. Voyant que Leslie tourne un peu en rond, je me penche sur la petite étagère de jeux de sociétés et lui propose de jouer: nous découvrons avec plaisir un Scrabble de voyage, monté complet par un de nos prédécesseurs… Petit Robert compris! Nous entamons donc une partie, qui restera serrée tout du long. Je prends une belle avance avec un « texture » bien placé, qu’il me regagne petit à petit pour me dépasser à son tour. Je le rattrape à nouveau, et nous finissons quelques minutes après l’arrivée de Tobias, tête de file et bien en avance sur les trois autres. Là, décompte des points et stupeur: nous sommes, au point près, à égalité! Du jamais vu…

Lorraine, puis enfin Émilie et Timothée émergent sur le plateau: grande tournée de thé pour tout le monde, et nous faisons connaissance. Après un bon et solide goûter, Émilie, Timothée, Tobias et moi-même sortons explorer un peu plus le plateau, tandis que les deux autres préfèrent rester au chaud. Notre escapade se prolonge jusque sous le glacier de Pierredar, qui d’après Leslie a diminué de moitié en vingt ans, et les chutes d’eau qu’il pleure dans la vallée grondent sourdement contre cette tragédie. Alors que nous sommes sur le chemin du retour, les autres me regardent un peu ébahis m’arrêter et jurer longuement, haut et fort, avant de me pencher pour commencer à ramasser soigneusement les débris en verre d’une bouteille de vin, laissés pêle-mêle avec la mousse et les potentilles au milieu des blocs rocheux qui parsèment ce plateau dont les deux mille trois cent mètres d’altitude n’ont pu protéger de la bêtise humaine. Quinze minutes de ramassage plus tard, nous sommes convaincus que nous avons ramassé tout ce que nous avions une chance de trouver. Mon humeur, maussade de cette injure au lieu, s’améliore nettement en découvrant à notre retour, sur la table, deux caquelons de fondue juste à point, et deux bouteilles de blanc de Rivaz.

Le repas est attaqué avec enthousiasme, et se déroule joyeusement quand apparaît à la fenêtre une tête inconnue… Deux randonneurs sont venus camper là, pour monter la via ferrata le lendemain. Nous sommes bien embêtés: avec le COVID-19, nous avons interdiction formelle de les faire rentrer, seuls les amis et la famille en visite en petit nombre le peuvent. Et sans même parler de leur laisser une place au dortoir… Pourtant, il fait bien gris, humide et froid dehors, le vent de la fin de journée est peu clément. Après leur avoir servi un bol de soupe, du pain, du fromage et puis un chocolat chaud sur la terrasse, c’est un peu gêné que je me rassieds au chaud, à la lumière des sourires et des rires, tandis qu’ils vont planter leur tente dans une légère combe qui leur épargnera le pire du vent. Saleté d’épidémie…

La fondue finie, nous sortons les tisanes, le calva, le kirsch, et un alcool de plantes local, éponyme du massif et très amer. Chacun boit un peu, goûte à droite et à gauche, je relance une proposition de jeu. Nous nous arrêtons sur un Uno, auquel Leslie décline de jouer: il semble ne vouloir jouer aux cartes, quelles qu’elles soient, pour une raison qu’il ne partage pas. Il observe tout de même la partie avec intérêt, s’enquérant des règles au fur et à mesure, avant de décider qu’il est pour lui l’heure d’aller se coucher. Alors que l’heure avance, Timothée dors de plus en plus sur ses cartes, et bientôt Émilie le rejoins: nous nous amusons beaucoup de leur mimiques et réactions les parties avançant. Enfin par eux grâce est demandée, et obtenue: nous sortons nous laver les dents sous un ciel à demi dégagé qui laisse apercevoir par fenêtres surréalistes son tableau d’étoiles. J’ai la chance, cette fois, d’apercevoir distinctement deux étoiles filantes! Je reste un moment de plus à contempler le ciel, prépare le feu du lendemain pour Timothée, et vais me coucher.

Troisième jour

Encore une mauvaise nuit. Pourtant couché tôt, fatigué et légèrement alcoolisé, je sombre mais émerge à nouveau très – trop – régulièrement. Le lever à huit heures se fait ronchon, ce dont je protège mes camarades par dix minutes d’ablutions glacées pour me réveiller, puis une grande tasse de café noir pour me réchauffer. Avant-dernier levé, je finis mon café à temps pour prendre les commandes du petit groupe: tout le monde mange des œufs, trois des quatre omnivores prennent du lard. C’est avec plaisir que je sors une immense poêle en fonte, de plus d’une cinquantaine de centimètres de diamètre, et d’un poids assez conséquent qui sers en de pareilles occasions; y grillent neuf tranches de lard, dont le gras servira à brouiller les œufs. Il nous faudra bientôt redescendre « en bas » au village pour en racheter… Nos randonneurs de la veille arrivent bien reposés, et nous bavardons cinq minutes autour d’un café et d’un chocolat chaud, avant de leur souhaiter une belle montée, en leur recommandant d’écrire un SMS au numéro du refuge pour nous communiquer l’état de la voie et du reste de leur circuit. Il le feront le soir vers vingt heures, précis sur leur trajet et les obstacles surmontés et pleins de louange pour notre accueil.

Dès neuf heures, les premiers lève-tôts passent, échangent trois mots et continuent plus haut. Sauf trois, dont l’un est un autre membre du club de Pierredar, gardien lui aussi à ses heures perdues, l’autre son beau fils, et le troisième, « un touriste suisse-allemand qu’on a ramassé sur la route », sic l’ainé des trois dit « le vigneron », un vieux montagnard sec qui bavasse joyeusement avec Leslie. Le germanophone, de son côté hoche la tête sans trop comprendre lorsque l’on parle de lui, et est bien content de pouvoir commander café, sucre et crème en allemand. Ils repartiront tous les trois un peu plus tard, après m’avoir appris un mot de patois supplémentaire: on désigne par le doux nom de « creutchu » ce que nous autres appelons en haut-français (haha) un café arrosé.

Timothée, Émilie et Lorraine montent faire les sacs au dortoir, mais s’enferment dans de longs débats: sic transit gloria mundi en concluent ils, tandis que Leslie s’installe pour lire le journal. Seuls et désœuvrés, Tobias et moi-même montons donc découvrir pour ma part et retrouver pour la sienne le départ de cette fameuse via ferrata dont j’entends parler à répétition depuis mon arrivée. Nous marchons un peu moins de deux heures en flânant, nous arrêtant fréquemment lorsque quelque point de la conversation que nous partageons requiert un schéma, ou une attention particulière. De retour pour onze heures trente, alors que le soleil joue encore à cache-cache avec les nuages qui nous montent de la vallée avant de s’enfuir par dessus la cime du Scex Rouge et des Diablerets, nous recevons les premiers clients mangeant à midi.

La mi-journée passe, tranquille. Leslie accueille les randonneurs, les renseigne, discute; tandis que Timothée et moi-même trouvons un rythme de service et un code pour noter les dûs. Une fois le plus gros des gens passés, nous nous installons pour profiter d’une part de tarte et d’un café. Lorraine et Émilie ont préféré partir dès leur repas pris, alors que Tobias, confiant – à raison – dans ses capacités, reste avec nous encore pour le café, prévoyant de les rejoindre en route. D’être en montagne et de n’avoir vraiment bougé de la veille me ronge: sur un coup de tête, je décide de suivre celui-ci et d’accompagner tout ce petit monde en bas. Ce sera le début – mais je ne le sais pas encore – d’une belle bougeotte qui ne me quittera de la semaine.

Un chapeau, une morce de pain dans la poche et ma gourde à la ceinture, c’est tout guilleret que je suis Tobias, et nous descendons à fond de train pour rejoindre au plus vite ces demoiselles. Vers le premier tiers toutefois, mon compagnon qui, devant, donnait l’allure, se sens obligé de devenir réaliste et ralentit le mouvement d’une course presque effrénée à un simple bon pas. Nous rattrapons tout de même ses deux compagnes après une grosse heure, juste avant le lieu-dit du Léchéré. J’ai découvert avec plaisir, même si brièvement, le sentier dit du Drudy qui passe à flanc du Scex Rouge par delà les Pierres Noires, puis sous les Rochers de la Marchande. Réuni, il ne reste plus au petit groupe qu’à descendre tout droit à travers une superbe forêt mêlant, l’altitude se réduisant à mesure, pins, noisetiers, mousse, framboises et fougères. L’idée est émise que le chemin, alternant de courts et raides vas et viens sur la pente, ne finira jamais, le paysage restant fixe d’une fois sur l’autre. En bon elfe je proteste, pointant toutes les petites variations dans la végétation qui indiquent l’altitude perdue, et les baies comestibles croisées qui redonnent à tout le monde du courage. Une fois en bas, nous trouvons facilement la gare dont je prends note de l’emplacement pour mon propre départ le samedi suivant. De brèves mais intenses accolades marquent notre séparation, et les voilà repartis, tandis que je m’éloigne à marche forcée de cet univers bruyant de plastique, de métal et de touristes. Vite, bois et framboises! Vite, rochers et myrtilles!

J’attaque la raide montée avec enthousiasme, et voilà déjà que devant moi la forêt s’ouvre, et les flancs herbeux de la seconde partie du Drudy se profilent. Perdu dans mes pensées et mon effort, je n’ai pas vu le temps passer… Cette fois, je prends mon temps, contrairement à l’aller, et m’arrête régulièrement pour contempler le superbe paysage qui s’offre à mes yeux. Hélas, l’heure tourne: je suis parti d’en bas assez tard, et il ne ferait pas bon être encore sur le sentier quand la lumière baissera. Entre lesdites pauses, donc, je ne traîne pas, et c’est fatigué mais heureux que j’arrive en haut après deux heures onze de marche: j’aurai mis autant de temps à remonter que nous n’en avons mis à descendre tous ensemble! Je profite des derniers rayons du soleil qui se couche pour rapidement me doucher: le vent décide de venir rendre visite aux gouttes d’eau froide qui perlent sur ma peau, et c’est pas très réchauffé que je rentre enfin à l’intérieur.

Nous finissons de nous occuper des tâches désormais et déjà habituelles: rallonger la soupe, préparer le pain, rentrer du bois… La veillée précédente fut longue, et j’apprends avec joie que Élisa monte me voir le lendemain, sans Gaëtan qui n’a hélas pas pu se libérer. Je redescendrai donc demain matin – tôt! – pour l’accueillir en bas et partager avec elle la montée. Le coucher sera donc tôt pour tout le monde, ce soir; et c’est bienheureux que je m’endormirai, ayant eu juste avant de dormir le bonheur de lire quelques lignes de celle dont je porte le prénom gravé au cœur d’une bague.

Quatrième jour

Première vraie bonne nuit! Sans doute que la fatigue combinée des efforts de la veille et de la tardive veillée de l’avant veille ont aidé, et c’est d’excellente humeur que je me lève. Nous attendons pour le soir un guide et ses deux clients qui viennent dormir: nous vérifions donc nos provisions et je suis chargé de remonter, en sus d’une sympathique jeune fille, des œufs et du café. J’ai les jambes qui tirent un peu à la descente, mais je reste dans les temps sans avoir à me dépêcher. Pourtant, je rencontre un contretemps qui me mettra en retard de quelques minutes: sur la fin du chemin passant par Creux de Champ, à cet endroit bardé de part et d’autre de barbelés, viens à ma rencontre un troupeau de vaches accompagnées de leur veaux, certains très manifestement de l’année. Alors que déjà, remonter en sens inverse tout un troupeau de vaches sur un chemin étroit n’est pas forcément un exercice qui me plaît, le bon sens recommande très fortement de laisser celles-ci en paix si elles sont accompagnées de leur petits. J’avance donc tant que je le peux à travers champ de l’autre côté de la barrière, puis m’installe sur une souche pour attendre que le flot de bovins se tarisse. C’est une pause toute sympathique, mais qui traîne en longueur, car les quadrupèdes, suisses, sont particulièrement peu pressés. C’est une première: je suis en retard à cause d’un embouteillage… de vaches!

C’est un début peu commun à une journée qui le sera tout autant. J’achète rapidement le kilo de café et deux douzaines d’œufs, puis trottine jusqu’à la gare ou je retrouve Élisa qui m’attends avec un grand sourire. Elle apporte en offrande aux gardiens deux litres de sangria maison qui trouvent sans trop de mal une place dans mon sac. Nous bavardons légèrement pendant la montée qui se fait d’un pas tranquille, mais fort irrégulier dès notre sortie de la forêt, car tant le paysage, magnifique, que les nombreuses fleurs que nous croisons sont motifs à de fréquents arrêts. J’ai beaucoup de plaisir à redécouvrir ces monts et ce chemin désormais connus au travers d’yeux neufs; d’autant plus que c’est la première fois que je monte le chemin du Creux de Champ en prenant le temps d’en profiter. Nous passerons la matinée en chemin, et arrivons en haut pour quatorze heures. La météo est clémente: sans pour autant être moche, elle voile assez fréquemment le soleil que nous n’avons pas trop chaud. Le temps de poser nos sacs et de présenter Leslie, voilà que Timothée, parti lui aussi dans la matinée mais vers le haut, pour faire la via ferrata, rentre. Leslie s’amuse que nous arrivions tous les trois juste après que le dernier client de la mi-journée est servi: dès qu’il n’y a plus rien à faire! Nous mangeons tous ensemble la désormais incontournable assiette que nous servons à tout le monde, avec grand succès: un grand bol de la soupe épaisse qui mijote, constamment rallongée, depuis samedi, deux grosses tranches du pain au levain de Timothée, et un solide bout de fromage. Pour les omnivores parmi les gardiens et leur amis s’y rajoutent de la viande séchée que j’ai montée, et Gaëtan à confié à notre amie commune des tomates de son jardin et de la viande séchée faite maison, qui s’avère être un vrai régal. Le sort de toutes ces victuailles est rapidement tranché, et tout le monde dévore à belles dents. Le repas, associé à la vue toujours à couper le souffle, surtout avec le ciel qui se dégage, mérite même un résonnant « Tu vois comment! » de Leslie. Paraît il que j’ai attrapé son accent… Oopsie! Le repas fini, nous nous partageons les tâches: Élisa attaque la vaisselle, je rallonge la soupe pour ce soir et Leslie et Timothée… font la sieste.

Depuis notre arrivée, tous les matins Timothée fait une tarte aux pommes pendant que Leslie et moi, moins matinaux, dormons encore. Mais celui-ci fait sa tarte selon la recette de sa mater, coupant les pommes en dés qu’il mets ensuite dans un appareil. Nécessairement, je ronchonne: tout le monde sait qu’une tarte aux pommes se doit, comme le fait ma mère et sa mère avant elle, d’être constituée uniquement de pâte et de fines lamelles de pommes, avec un peu de cannelle. Le sujet de la tarte au pomme est d’autant plus contentieux que si ma chère sapeur a eu la gentillesse de nous monter de la cannelle, car nous n’en avions plus là-haut, elle n’en est vraiment pas friande. Le compromis est vite trouvé, nous ferons une tarte dont une seule moitié sera cannelée; c’est l’occasion de faire pour une fois un tarte « comme il faut ». J’ai alors la grande surprise de voir Élisa, pourtant la plus fréquemment pâtissière de mon cercle de caserne, être étonnée de me voir faire une pâte. Ne l’ayant jamais vu faire, elle ne se doutait pas de la simplicité de la chose: je lui explique donc ce que je sais des pâtes sablées et brisées, tout en précisant qu’il est impossible à un être humain normal qui ne soit ni pâtissier ni grand-mère de réussir une pâte feuilletée.

Nous passons l’après-midi à discuter, sortir du four et servir pain et tarte au pommes aux clients assez nombreux, la météo étant excellente. C’est d’autant plus agréable que nous sommes tout de même un refuge de montagne: nous discutons chaleureusement avec nos clients, leur recommandons les sentiers du coin, répondons à leur questions sur l’histoire du refuge et des monts alentours, que Timothée et moi avons pris le soin d’apprendre tant de Leslie, intarissable sur le sujet, que de la documentation disponible au refuge. Élisa ne se veut pas en reste, et nous aide tout sourire à servir tartes, bières et Rivellas. Le dernier client de l’après-midi parti, nous remettons le refuge propre en ordre pour le guide et ses deux clients qui doivent arriver « tard », soit donc en montagne pour dix-sept heures. C’est un évènement un peu spécial, doublement pour moi car je n’ai encore jamais interagi avec un guide de haute montagne, espèce rare et pour le moins particulière d’individu. Celui que nous attendons à lui aussi soixante-treize ans, et est responsable de la mise en place de l’arrivée d’eau du refuge, pompée sous une cascade du glacier une centaine de mètres plus haut, et avec quelques autres de l’installation de la via ferrata qui monte derrière le refuge. Un grand nom dans le coin, donc…

C’est alors que nous découvrons que contrairement à ce que nous croyions, nous n’avons pas encore vu notre dernier client de la journée: un petit homme sec et râblé comme un vieux chêne de Provence, d’un âge indéfinissable, se présente et commande un Rivella. Il porte sur son sac un petit piolet qui à l’air d’excellente facture sans être neuf, un pantalon malgré la chaleur et des chaussures d’alpinisme. Mystère… Évidemment, Leslie le connaît. Alors que notre bonhomme, après un merci et un sourire, descends d’un bon pas vers le léger replat du Prapio, notre aîné nous indique que ce monsieur est lui aussi « guide » – mot prononcé ici avec une certaine révérence – et qu’il va sur ses quatre-vingts ans! Il était déjà passé ce matin en notre absence boire un café avant de monter au sommet en passant par le glacier du Prapio puis celui des Diablerets. Et pour s’économiser les genoux dans la descente, il a dans son sac une voile de parapente… de moins de deux kilogrammes. Certes non homologuée, mais qui, comme nous avons pu le constater après nous être précipités sur le bord du plateau pour observer le décollage, fonctionne très bien. Peu maniable, et encore moins stable, elle porte néanmoins le vieux montagnard droit vers la vallée, qu’il atteint en une dizaine de minutes. Tu parles d’une économie d’efforts!

C’est sur ces entrefaites qu’arrivent le fameux Roland, au visage tout auréolé d’une épaisse barbe et de cheveux blancs, et ses deux mystérieux compagnons de cordée, tous deux suisses allemands. Le premier, Prius, que l’on aurait appelé par chez nous Pie, a la soixantaine. Il s’excuse de son français pourtant impeccable, et est affable et causant. Son compagnon, Hans, accuse un peu plus les années, mais n’a pas encore passé soixante-dix ans. Il est plus réservé, sans doute à cause de la barrière de la langue, mais pas moins souriant et doux quand il parle; il fait de plus des efforts pour bien articuler l’allemand qu’Élisa et moi-même comprenons plus ou moins. COVID-19 oblige, nous leur avons préparé une table à l’autre bout du réfectoire; mais après un rapide concile, nos quatre aînés, beaucoup moins concernés que nous, décident que la montagne doit rester la montagne, et le couvert est mis en une seule grande tablée. En plus de la soupe, nous avons préparé un gratin de pommes de terre et de courgettes, généreusement garni de fromage. Pendant qu’ils profitent d’une bière à l’apéritif, nous faisons de notre côté un sort à la sangria: elle est bonne, mais accuse ses deux jours de macération et cogne un petit peu. Leslie usa du mot « redoutable », préalablement réservé uniquement au fromage de ferme avec lequel Timothée était monté, qui était par ailleurs effectivement délicieux.

Le repas est servi et apprécié, et dans la camaraderie générale, les deux germanophones qui ont acheté une bouteille de vin rouge pour leur trio – j’apprends qu’un guide ne paie rien: ni sa nuitée au refuge, offerte par celui-ci, ni ses consommations, qui vont de tradition sur l’ardoise de ses clients – nous annoncent qu’ils offrent aussi une bouteille « aux chers gardiens ». Hélas, ou plutôt tant mieux, Timothée et Élisa déclinent poliment, l’un pour « être raisonnable », l’autre par goût. Autant dire que Leslie et votre narrateur étaient ravis de faire un sort à la bouteille! Nous discutons de leur itinéraire, ainsi que de leur histoire. Hans et Prius se connaissent depuis longtemps, et randonnent fréquemment ensemble. Pour sa retraite, Hans a décidé de gravir le sommet le plus élevé de chaque canton: Prius et lui en ont déjà réussi quelques uns moins hauts, et en sont maintenant à leur deuxième réel ascension. Timothée, que la géographie alpine helvète intéresse, entreprends de se renseigner sur les différents points culminants; et les helvètes présents, pas toujours d’accord, finissent toujours par se tourner vers Roland qui tranche. J’en profite au passage pour travailler mon allemand pendant le service, et me fait corriger avec plaisir sur le nom des plats et des épices.

Le repas fini, Leslie va chercher une bouteille sans étiquette au liquide transparent parmi celles qui forment « la réserve » des gardiens. Chacun y mets d’abord le nez pour essayer de savoir de quoi il retourne. Timothée qui commence annonce que c’est du désinfectant. Après une moue de dégout digne de Jim Carrey, Élisa déclare qu’elle pense en avoir déjà mis dans un gâteau, sans pouvoir dire exactement de quoi il s’agit. Leslie et Roland hésitent entre du kirsch et de la prune. Nous sommes tous d’accord qu’il s’agit d’un alcool de fruit, mais… lequel ? Quelques verres et un long débat plus tard, nous tombons d’accord pour dire que c’est de la pomme. Dans le doute… Leslie et Timothée vont assez vite se coucher, et alors la conversation passe entièrement en allemand. Nous discutons de leur métiers, de l’apprentissage des langues par rapport aux mathématiques. Prius est très curieux de savoir pourquoi un franco-américain apprends l’allemand: j’explique donc, avec plus ou moins de peine linguistique, que mes parents, qui savaient l’allemand de l’école, s’en servaient lorsqu’ils ne voulaient pas être compris de nous autres enfants. Embêter ses parents, est une raison tout aussi valide qu’une autre! Et depuis, la langue et la littérature à laquelle j’ai pu avoir accès (trop souvent traduite à mon goût) me plaisent. Nous discutons encore un moment, et l’heure avançant, nous plions les restes et je remercie le petit alpiniste de sa patience. Il s’esclaffe, et m’explique que c’est pour lui une évidence qu’il faut pratiquer une langue pour l’apprendre, et que cela lui avait fait plaisir que j’essaie, dès le début, d’intégrer Hans à la conversation. C’est donc sur cette belle note d’amitié d’un soir que nous allons, déçus, constater que la météo ne nous permets pas, ce soir, de voir les étoiles, et nous coucher.

Cinquième jour

Première vraie bonne nuit. Je me suis endormi comme une pierre, l’alcool et la fatigue du deuxième aller-retour au village aidant; et malgré le troupeau de suisses-allemands, sans aucun doute équipés de semelles de plomb, qui vers cinq heures font trembler et gémir chaque pauvre latte du parquet, je parviens à dormir jusqu’à huit heures: Timothée descends dans la vallée chercher des légumes pour la soupe, alors je me lève avec Leslie pour tenir le fort. Je range le petit-déjeuner des alpinistes partis, fais la vaisselle de la veille, nettoie un coup tandis que Leslie nous installe, comme à l’habitude que nous sommes en train de prendre tous les deux, une belle table de petit-déjeuner: pain, œufs, fromage, beurre, confiture, fruits, café… Je me permets de réveiller Élisa juste avant de faire cuire les œufs, précaution hélas inutile car elle n’en mangera pas. Une fois rassasiés, nous décidons – en parallèle du service aux infréquents mais sympathiques clients – de refaire une tarte au pomme dont notre invitée pourrait cette fois faire la pâte. Leslie de son côté décide de faire du pain: nous chargeons donc le poêle pour que la température du four monte, je me charge des pommes et eux deux mettent la main à la pâte. Ce qui devait arriver arriva et, comme pour tout le monde la première fois, la pâte reçut trop de beurre et ne se tint pas. Toutefois, le mélange résultant de miettes de pâte sablée et de pommes cuites était très savoureux, et fut fini à la cuiller dans la journée.